Huile sur toile – 30 x 30 cm – Original

Chouni est rentré tard ce soir. Il avait à faire. Pour le premier jour de la rentrée des classes, il devait apprendre les règles de vie à tous les petits nouveaux arrivants. Tous ces petits choses, impatients, inquiets, vifs, curieux mais irrespectueux également. Il était urgent pour l’illustre professeur d’asseoir sur-le-champ son autorité et ses attentes pour l’année à venir. Ils étaient tous tellement drôles avec leurs mines chiffonnées, leurs joues bien rondes, leurs mains potelées, leurs cuises bien grasses, leurs démarches chancelantes. On aurait dit une ribambelle de bambins dont ce serait leur toute première entrée dans le monde des Grands.

C’est le moment favori de Chouni. Celui de la découverte du caractère de chacun, du talent individuel, de l’éclat collectif qu’il affectionne tout particulièrement. Il se lance corps et âmes dans un long discours moralisateur, qu’il a peaufiné au fil de longues années d’apprentissage. Parce que le patron ici, c’est lui. Et il a bien l’intention de le faire savoir haut et fort. Mais maintenant que la vieillesse le guette, comme le ferait la mort avec sa faux, cet exercice devient de plus en plus difficile. Il a beau faire, il a beau dire.

Chouni a franchi le seuil de son humble demeure littéralement éreinté. Il s’est alors assis à sa table dans un coin sombre de sa toute petite cuisine. Accoudé au plan de travail, une main soutenant tant bien que mal sa tête désormais trop lourde à se porter elle-même, il sirote un cocktail sulfureux dont il a le secret. Son petit pécher mignon. Oh, il n’a que celui-ci, et peut-être aussi celui-là, ou celui-là, il l’avait oublié !

Chouni rêvasse, refait le monde à lui tout seul, pense à ses petits élèves, encore émerveillés par leur futur travail, leurs illusions intactes. Quel bonheur d’être présent pour leurs balbutiements. Leurs sourires interrogateurs, leurs doutes légitimes, leurs angoisses ancestrales l’amusent. Tant de candeur, tant de douceur, tant de frayeur aussi. Et s’ils n’étaient pas à la hauteur de leur tâche ? Et s’ils s’étaient trompés ? Et s’ils s’étaient surestimés ? Alors il doit passer du temps à les rassurer, à les armer, à les endurcir, à les challenger ! Alors il doit y croire pour eux tous réunis, toutes ces petites gueules d’anges chers à son cœur.

Chouni s’écroule soudain dans un soupir qui chuchote imperceptiblement : « Je suis fatigué … ».