d’après Edouard Manet (1832-1883) – La Prune (vers 1877) – Huile sur toile – 40 x 30 cm

Comme tous les jours de la semaine, à 19 H 00 précises, Mado fait une entrée presque théâtrale dans mon café. Ce soir elle a revêtu sa robe rose pale légèrement élimée et son chapeau bleu dur. Je l’adore dans cette tenue. C’est mon habituée préférée. Au fait, moi c’est Gaston ! J’ai repris ce bar à moitié miteux à l’époque une bouchée de pain à un type à moitié ivrogne du côté de Montmartre. Et depuis, je me suis toujours efforcé d’un faire un endroit correct, un endroit où il fait bon se retrouver entre amis, un endroit où personne n’a peur de noyer sa solitude.

Mado me commande sa petite prune en passant et se dirige vers la table en faux marbre du fond, s’assoit sur la banquette prune, juste devant le cadre « Art Déco » de ma grand-mère. Elle seule est autorisée à crapoter sa cigarette. Aucun client jusque là n’a émis de contestation devant ce privilège. Peut-être ont-ils remarqué que j’en pinçais un peu pour ma princesse venue d’ailleurs. Elle demeure des heures, jusqu’à la fermeture en fait, la tête inclinée, sa joue reposant sur sa main droite, l’autre occupée à tenir son mégot. Le regard dans le vague, l’esprit vagabondant dans le passé, Mado arbore cette moue boudeuse qui m’a fait craquer.

Mado ? Mais est-ce son nom ? Son véritable prénom ? Je l’ignore ! Je ne le lui ai jamais demandé. Je n’ai jamais osé, en fait. Elle m’impressionne, c’est plus fort que moi. Ses yeux d’un bleu intense, lorsqu’ils me fixent, me désarçonnent littéralement. Le sait-elle ? Je ne le pense pas. Mado n’est pas du genre manipulatrice. Elle est plutôt du genre « j’ai souffert, je souffre encore, je souffrirai toujours ».

Alors que je m’apprête à fermer les portes, mes clients, sortent les uns après les autres, me saluant brièvement pour certains, plus chaleureusement pour d’autres. Soudain, un éclair déchire le ciel , le tonnerre gronde dans la foulée, un déluge de pluie s’abat sur les trottoirs devenus glissants. Ma Mado, dernière à quitter les lieux, hésite à franchir le seuil. Je prends mon courage à deux mains et lui propose de la ramener chez elle, abrités sous mon parapluie. Elle me dévisage puis me sourit. Je rougis, malgré moi, balbutie quelques paroles incompréhensibles, baisse le rideau de fer, lui prend le bras et l’invite à me suivre.