d’après Albert Anker (1831-1910) – Nature morte au café et au verre de cognac (vers 1870-1880) – Huile sur toile – 33 x 46 cm

Ça se passe comme ça dans le grand monde. Enfin, chez mes parents, lorsqu’ils reçoivent leurs amis pour certains, connaissances pour d’autres, tous issus de l’aristocratie britannique. « La bonne société » comme dit toujours mon père quand il prend cet air inspiré, les yeux mi-clos et le menton légèrement levé, « la seule et véritable », conclut-il en fin de discussion qui tourne plus au monologue qu’à l’échange.Dès que j’ai pu me déplacer tout seul, même à quatre pattes, j’espionnais ce va-et-vient du haut des barreaux de l’escalier menant aux chambres, tout en haut, au deuxième étage. Les femmes, les joues un peu roses partaient dans une pièce aménagée pour la circonstance en boudoir pour se poudrer le nez et se peinturlurer les lèvres et revenaient toutes émoustillées vers la salle à manger. Les hommes, quant à eux, avaient quitté les lieux pour déguster un verre de cognac et fumer un bon gros cigare ramené de là-bas dans un petit salon construit uniquement pour mon paternel et ses soirées mondaines. De la fumée s’échappait du bas de la porte et venait embaumer l’ensemble des autres pièces de la maison.

Le lendemain matin, une odeur âcre et nauséabonde persistait à envahir l’habitation ne manquant pas de me donner la nausée. Et chaque fois, une réflexion désobligeante et désagréable à mon égard m’accueillait à la table du petit-déjeuner familial, alors que j’étais déjà adolescent et moins enclin à dissimuler mes troubles. En guise de famille, ma mère n’était jamais présente ces matins-là, prétextant, peut-être à juste titre, une migraine épouvantable, tandis que ma sœur aînée avait déserté depuis la veille pour investir la chambre de sa meilleure amie vivant dans le même quartier. Seul mon père, les yeux rougis par la fumée et l’alcool me faisait l’honneur, ou plutôt, le déshonneur de sa présence.

De ces temps-là, j’emporterai la sublime carafe de cristal remplie de ce liquide doré et sucré et du petit verre si particulier qui ne sert qu’en ces occasions uniquement. Et j’y jouterai aussi la tasse à café et cafetière, héritage de mon arrière arrière grand-mère paternelle. Et enfin, le sucrier et le pot à lait dénichés chez un antiquaire de Portobello Road. Ces quelques objets ont bercé mon enfance et hanté mon esprit toute ma vie. Je revois ce sang rubis s’échapper de la porte close en même temps que la fumée.